Un arrêt à Europe, station désaffectée

Le Levalloisien n’est pas le Neuilléen. Il ne possède pas les mêmes chiens. Enviant depuis des lustres son riche voisin, blessé chaque jour dans son orgueil, le Levalloisien a généralement la faiblesse d’investir dans des grands chiens pour bien montrer à tous que l’appartement qui les recueille possède au moins une antichambre, transformée en chenil. Le Neuilléen, lui, a intégré et digéré la fortune familiale, qui sommeille depuis Mac Mahon dans les livres de la Banque de l’Indochine et n’éprouve plus guère le besoin de paraître : il choisit par conséquent des chiens plus chers, mais plus compacts. Je pense notamment au fameux chihuahua. Cela permet de maximiser les mètres carrés tout en flattant, dans la rue, l’œil du connaisseur.

En contrecoup, le Levalloisien finit par se lasser de voir se succéder les weekends à devoir promener son lévrier afghan, toujours le même, sur l’île de la Jatte, et par vouloir prendre un bon bol d’air frais pour retrouver le panorama vert et gris de son enfance du côté de Trouville (et non de Deauville, réservée au Neuilléen). Avant de retrouver le Cayenne qu’il a loué sur place en Normandie, le Levalloisien prend la ligne 3 et charrie son aigreur jusqu’à Saint-Lazare où l’attendent les trains Corail flambant neufs des années 50.

Sur la route, il passe par la station Europe, et lui comme tout le reste de la rame s’interroge de n’y voir monter ni descendre aucune âme, même errante. Et cette interrogation naît à chaque passage à la station Europe. Et à chaque passage est renforcée cette surprise de constater qu’elle n’a pas encore été rebouchée.

C’est que cette station est d’une cruelle modernité.

Si moderne parce que si déserte : ce lieu est tout un symbole. A l’instar de la vieille utopie de Monnet et de Schuman qui aujourd’hui tombe en lambeaux sous les coups de boutoir du terrorisme, du nationalisme, du protectionnisme, du Brexit et de Trump, Europe se meurt de solitude. Mais elle résiste encore car la RATP a elle aussi ses bureaucrates et, tous les jours, le Levalloisien macroniste est heureux d’être contraint d’y faire un arrêt pour rien.

Cette station Europe n’intéresse peut-être plus grand monde, mais on aurait tort de croire qu’elle est la seule. Elle est battue dans sa désertification par quelques autres telle qu’Assemblée Nationale qui n’est pas loin de décrocher la palme dans ce contexte de guillotinage des élites politiques. Si elle échappe à la lanterne rouge, c’est aussi grâce aux lois de l’Ancien Régime encore en vigueur : les parlementaires et leurs frères, et leurs soeurs, et leurs parents, et leurs enfants, et leurs cousins, et leurs oncles, ainsi que les germains de tous ceux-là, descendent chaque matin à cette station pour donner un coup de main à l’élu de la famille. Qui y voit des emplois fictifs ? Regardez plutôt les statistiques de la RATP.

Europe reste aussi loin devant Eglise d’Auteuil, lanterne rouge du classement (vous savez, là où on ne peut prendre le métro que dans un seul sens) et il serait absurde qu’en cette époque au nihilisme sacralisé, Eglise d’Auteuil soit plus fréquentée qu’Europe. Tous les discours laïcards n’auraient donc servi à rien. Les clochers auraient été décapités en vain.

En termes de fréquentation, Europe est aussi devant la majeure partie des stations de la ligne 7 bis, celle qui tourne en rond avec ses noms à consonance communiste : Jaurès, Bolivar et Place des Fêtes. Sans oublier bien sûr la station Botzaris. D’ailleurs, entre nous, si on te donne rendez-vous un soir à la station Botzaris pour un apéro, n’oublie pas ton flingue, car il y a là-dessous quelque chose de louche.

Alors, même si Europe a encore de la marge devant toutes ces chimères du passé, il n’empêche qu’un sérieux ravalement s’impose. La désaffection la guette et la parole mystique de Macron ne sera pas de trop. Que cet homme providentiel fasse renaître de ses cendres cette belle idée d’union! Qu’il réinjecte la foi dans la monnaie unique! Qu’il ramène les Anglais à la raison! Qu’il remaille le territoire, qu’il recrée du lien, à défaut de construire des murs! Quand il était ministre, nous avons constaté comme sa puissance de travail était immense. Sa seule préoccupation n’a concerné alors qu’Europe et, tout naturellement, sa seule et unique loi est allée dans ce sens. Une loi révolutionnaire et d’une troublante modernité : désormais, contre la désertification, tous les bus Macron mènent à Europe.

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